Le traitement sélectif opéré par les autorités chinoises
L’épidémie d’un nouveau coronavirus a fait couler beaucoup d’encre depuis sa découverte en janvier dernier. Si la presse internationale s’efforce de mettre à jour l’information portant sur la progression du virus, notamment en Chine et ses provinces, certaines d’entre elles semblent quelque peu oubliées.
« Le virus menace ! », « La Chine ment, les gens meurent ! » ou plus réprobateur encore : « Honte sur la Chine ! », sont autant de slogans que scandent une petite cinquantaine d’individus dans le centre-ville de Montréal ce premier dimanche de février. Le groupuscule formé de réfugiés politiques et quelques défenseurs des droits marchaient de la station Atwater au square Philipps aux fins de dénoncer les pratiques génocidaires du Parti communiste chinois (PCC) à l’endroit des ouïghours, une minorité musulmane turcophone établie au nord-est de la Chine. L’action, bien que très peu relayée dans la presse locale et sur les réseaux sociaux, aura manifestement interpelé certains passants aux yeux rivés sur le cortège, interrogateurs.
La répression massive de ces bouc-émissaires du XXIème siècle tend progressivement à se faire connaître
Si la découverte du nouveau coronavirus de Wuhan a su affoler le monde entier en quelques heures, les révélations portant sur l’existence d’un réseau de camps tentaculaire déployé sur l’intégralité de la province du Xinjiang semblent avoir été moins virales. La répression massive de ces bouc-émissaires du XXIème siècle tend progressivement à se faire connaître. Cette prise de conscience collective s’est modestement accélérée depuis la fuite en novembre 2019 de quelques 400 pages de documents internes chinois contenant de scrupuleuses descriptions et instructions sur le fonctionnement des camps. La divulgation de ces « Papiers du Xinjiang », publiquement connus sous le nom de « China Cables » ont ouvert la porte à la réaction de nombreuses ONG et membres de la communauté internationale face à cet État digne d’une célèbre dystopie orwellienne. Il n’en reste pas moins que l’incompréhension lisible sur les visages des citadins montréalais laisse à penser que la question ouïghoure reste méconnue du grand public.
Ces statistiques ne peuvent être qualifiées d’objectivement fiables
Tous les projecteurs sont rivés sur l’épidémie mondiale du nouveau coronavirus (ou 2019-nCoV) qualifié le 28 janvier dernier d’urgence de santé publique de portée internationale par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). L’envergure planétaire de la propagation du nouvel agent pathogène intéresse, pire elle fait peur. Le premier pays touché par cette nouvelle souche de maladie respiratoire reste celui dans lequel elle a fait son apparition : la Chine. Pour l’heure, on recense un total de 40 645 cas confirmé et environ 910 morts sur l’ensemble du territoire. Ces chiffres possiblement bien en-deçà de la réalité augmentent malgré tout dangereusement sur la carte interactive mise au point par des chercheurs de l’Université John Hopkins (JHU) dans le Maryland, aux États-Unis. Le tableau de bord suit la progression du virus en temps quasi-réel dans le but de « fournir au public une compréhension de la situation de l’épidémie au fur et à mesure qu’elle se déroule, avec des sources de données transparentes » aux termes de Lauren Gardner, professeure de génie civil à JHU. Dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang (XUAR) 49 cas sont confirmés, toutefois le véritable nombre devrait là-encore être plus élevé.
Les données collectées par John Hopkins sont basées sur des sources gouvernementales étrangères et chinoises. Si les premières ne disposent pas d’un accès direct à l’information relative aux camps, les secondes sont des organisations techniques gouvernementales et nationales contrôlées par Pékin. Pour nommer quelques-unes de ces institutions l’OMS, les Centres américain, européen et chinois de contrôle et de prévention des maladies ou encore le site internet chinois DXY peuvent être cités. Compte tenu des corrélations évidentes entre certaines d’entre elles (si ce n’est toutes) et le pouvoir en place, ces statistiques ne peuvent être qualifiées d’objectivement fiables.
Leur véracité est d’autant plus discutable qu’au premier week-end de février, la capture d’écran d’un compteur aux données exponentiellement alarmantes est venue semer le doute sur les réseaux sociaux. Un nombre de décès 80 fois supérieur aux estimations « officielles » est apparu sur le site d’un développeur chinois subordonné au gouvernement avant de revenir promptement aux chiffres approuvés par ce dernier. Cette théorie a rapidement été écartée pour son incohérence d’une part, ainsi que la facilité que suggère une telle manipulation numérique. Quoi qu’il en soit, les données répertoriées, qu’elles aient été « traitées » ou non, ne sont nullement représentatives de l’étendue réelle de l’épidémie en ce sens que beaucoup de personnes infectées meurent en dehors des hôpitaux et que ce nombre aurait tendance à s’accroître en vue de la pénurie d’équipements de protection qui sévit mondialement.
Le Directeur général de l’OMS invite gracieusement à « féliciter le gouvernement chinois pour les mesures extraordinaires qu’il a prises pour contenir l’épidémie »
Alors que les instances onusiennes, organisation dans laquelle, la Chine siège en tant que membre permanent au Conseil de sécurité, reprochent au pays ses violations systématiques des droits humains, voilà qu’une catastrophe sanitaire vient s’ajouter aux casseroles du leader mondial de l’exportation. Il est indéniable que depuis les années Xioping, la Chine s’inscrit dans une politique d’ouverture économique notable, ouverture qui n’a semble-t-il pas été étendue en matière de droits humains vis-à-vis de ses minorités et régions autonomes. En dépit de cela, les efforts de la Chine pour combattre le nouveau coronavirus ont été salués à maintes reprises par plusieurs personnages clés de la scène internationale. Parmi eux, Fabrizio Hochschild, secrétaire général adjoint des Nations Unies ou encore Tedros Adhanom Ghebreyesus, Directeur général de l’OMS qui invite gracieusement à « féliciter le gouvernement chinois pour les mesures extraordinaires qu’il a prises pour contenir l’épidémie » lors de sa Déclaration sur le Comité d’urgence du RSI sur le 2019-nCoV.
Effectivement, depuis la confirmation officielle de cette nouvelle forme de coronavirus, Pékin déploie des moyens colossaux à l’exemple de la construction éclaire de cet hôpital dans la ville de Wuhan. Il aura fallu seulement 10 jours avant que l’établissement n’accueille les milliers de malades de la métropole. Un second hôpital a été construit quelques jours après. En outre, le discours pour le moins tardif de Ghebreyesus, quasiment un mois après que la Chine ait informé discrètement l’OMS d’un début d’épidémie, ne manquait pas d’évoquer la transparence comme engagement prioritaire du président Xi Jinping dans la gestion de cette crise. Il est à noter que l’organisation internationale est intrinsèquement liée à la Chine, notamment par les deux mandats consécutifs du Dr Margaret Chan, de 2006 à 2017 en poste de Directrice générale. Cette antériorité, couplée à un fort travail de lobby expliquent en partie pourquoi la Chine conserve d’importants leviers d’influence au sein de l’organisation. Bien que la coopération entre les différents acteurs mondiaux soit a priori rassurante pour la population, elle ne peut que s’interroger de la gestion éminemment politique de la situation internationale.
La transparence est mise à rude épreuve non seulement à l’échelle mondiale mais au niveau régional où le silence est définitivement la règle. C’est le cas de cette zone à haut risque largement ignorée qu’est le Turkestan oriental, mieux connu sous le nom de Xinjiang depuis l’annexion chinoise. Là-bas, l’information ne passe pas les frontières, elle est automatiquement brouillée, filtrée, censurée par les autorités. Tout comme la négation des camps de détention réservés aux ouïghours pendant plusieurs années, la progression du virus dans cette région semble tout simplement dérisoire. Si la télévision d’État chinoise a fait mention de la contagion des chinois Han de la milice agricole, envoyés depuis Mao pour stabiliser la région, rien n’a été signalé sur population ouïghoure, pourtant encore majoritaire de la région. Ces membres du Corps de production et de construction du Xinjiang seraient, selon les informations accessibles, les premiers touchés par le coronavirus dans la région.
“Nous allons bien. Il n’y a [pas de virus] ici”
À l’extérieur des camps, une femme d’origine ouïghoure installée au Canada (Anonyme) rapporte une récente conversation téléphonique avec sa sœur restée là-bas. Lorsqu’elle lui demande des nouvelles, elle répond par un court « nous allons bien ». Aussi, elle se refuse à prononcer le mot « coronavirus » dorénavant interdit et, sans contester la présence d’une maladie dans la région affirme qu’« il n’y a rien ici ». La population locale est défendue de parler, au risque de lourdes sanctions allant de l’emprisonnement à la peine capitale. Les citoyens de la République populaire de Chine ont le devoir, aux termes de l’article 53 de la Constitution chinoise, de garder les secrets d’État. Les épidémies entrent dans le champ de ces précieuses informations. Ceux qui iraient à l’encontre de cette disposition auront à craindre les foudres du PCC. Les autorités locales et médicales n’en sont pas moins réduites au silence. Pour preuve l’arrestation de Li Wenliang, l’un des 8 médecins qui ont tenté de donner l’alerte quant à l’apparition d’un nouveau virus proche du SRAS de 2003 ou le maire de Wuhan, Zhou Xianwang qui a fait l’objet d’une myriade de critiques depuis qu’il a reconnu les défaillances de gestion de la crise par son administration.
Le coronavirus pourrait « ajouter une dimension entièrement nouvelle à la crise du Xinjiang »
Au Turkestan oriental comme dans bon nombre de provinces chinoises, la circulation est retreinte. Une connaissance d’Anonyme vivant à Urumqi rapporte que les rues de la capitale sont désertes et qu’il est désormais interdit d’en sortir, comme dans la plupart des villes. Elle ajoute que les ravitaillements en nourriture se font désormais par l’extérieur. Tandis que des mesures préventives ont été prises aussi bien par les dirigeants que par le gouvernement chinois en fermant magasins, usines ou encore villages de vacances (Club Med), les camps dans lesquels sont concentrés plus d’un million de personnes n’ont toujours pas été évacués. Adrian Zenz, chercheur principal en études chinoises à la Victims of Communism Memorial Foundation à Washington D.C. annonce sur Twitter que le coronavirus pourrait « ajouter une dimension entièrement nouvelle à la crise du Xinjiang ».
Dans les faits, c’est 1 à 3 millions d’ouïghours et autres minorités religieuses détenus depuis le printemps 2017 qui risquent l’infection si le virus pénètre dans l’enceinte des camps. D’après les informations publiées par le New York Times suivi par plusieurs médias du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), la médiocrité des conditions d’hygiènes combinée à l’exiguïté des locaux est peu favorable à la gestion sécuritaire d’une épidémie de cette ampleur. On trouvait parmi les documents les plus compromettants des « China Cables » le manuel d’organisation des camps de « rééducation » signé par les soins de Zhu Hailun, dès lors numéro 2 du parti communiste au Xinjiang. L’ouvrage comportait en ses directives un paragraphe entier destiné à encadrer la prévention des épidémies. L’une des premières instructions est de « se concentrer sur la prévention de la grippe […] et d’autres maladies épidémiques ».
À la manière dont l’État chinois a nié et occulté leur persécution pendant de longues années, les ouïghours sont une fois de plus les oubliés de la crise sanitaire qui frappe le pays. Le mutisme initial des autorités ainsi le manque de réactivité qui s’en est suivi a laissé le temps aux potentiels contaminés de Wuhan de se disperser dans l’ensemble des provinces, le Xinjiang y compris. S’il est à ce jour impossible de déterminer objectivement combien de personnes sont contaminées ou décédées à cause du coronavirus, une chose est pour le moins certaine, il aura ouvert la voie à une épidémie mondiale de fausses informations. Fausses captures d’écran sur les réseaux sociaux, statistiques d’apparence officielle ou encore discours structurés par des pressions diverses, les chiffres ne sont définitivement pas le meilleur indicateur.
Le gouvernement chinois jouit d’une double emprise sur la communauté internationale et la population locale. Les moyens de coercitions diffèrent, l’économie pour l’une et l’autorité pour l’autre. Bien que la censure s’étende sur l’ensemble du territoire, il demeure des endroits où elle se veut plus forte que d’autres. Alors que l’enjeu politique semble prendre le pas sur l’aspect médical et humain, des millions de personnes entassées dans des camps dignes de ceux d’un siècle que l’on pensait passé et révolu sont exposées à un virus dont la transmission se fait le plus souvent « par contact étroit ». La sélectivité du traitement opéré par Pékin s’entend à la fois d’un point de vue médical ; seuls les malades qui « méritent » d’être guéris sont pris en charge mais aussi dans une perspective plus éthique où l’information est triée, modifiée, supprimée au gré des arrangements économiques et accointances politiques.
CG